lundi 27 février 2012

La Bibliothèque bleue


En 1602, Jacques Oudot, imprimeur à Troyes, lance une série de livrets - imprimés sur du papier bon marché, avec des caractères usagés et illustrés d’anciennes gravures sur bois - qu’il fait vendre par des colporteurs (merciers ou "crieurs") dans toute la France. De petits formats (14 * 7 ou 21 * 15 cm), ils étaient présentés sous une couverture de papier bleu qui servait habituellement à emballer les pains de sucre.
Une large audience : Les livrets imprimés à Troyes seront vendus jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, et le modèle en est repris et imité dans toute la France. On ne connaît pas précisément le nombre d’exemplaires édités (sans doute des millions), et celui des titres est évalué à environ 1 200. Dans une France qui est à l’époque en partie analphabète, le succès de ces livres bleus ne manque pas de surprendre, et différentes explications ont été avancées. Si tout le monde ne sait pas lire, il y a dans chaque village au moins un lecteur qui peut faire une lecture collective ; d’autre part, posséder une de ces brochures, c’est pouvoir se familiariser avec les signes écrits et se réserver une possibilité d’acquérir ce savoir. Les premiers acheteurs ont d’abord été principalement des citadins - la petite et la moyenne bourgeoisie - puis, à partir du XVIIIe siècle, en majorité des ruraux et des paysans. Les éditeurs s’adaptent aux goûts et aux exigences de ce public, peu habitué à la lecture, en restant fidèles à des formes et des motifs précis, en résumant ou en abrégeant les textes d’origine. Les textes proviennent d’un répertoire déjà édité et pour lequel les droits du premier éditeur sont expirés. Tous les sujets - recettes de cuisine, astrologie, plantes - et toutes les littératures y sont représentés. Si dans le fonds édité à Troyes se trouvent encore certains romans de chevalerie, ils disparaissent à la fin du XVIIe siècle, alors que les contes n’y figurent qu’à partir du XVIIIe et surtout du XIXe siècle (Perrault, Mme d’Aulnoy et Mlle L’Héritier). Des hommes de lettres ou des ecclésiastiques ont parfois rédigé certains livrets sans toutefois les signer, et la plupart des livres bleus sont anonymes. Les imprimeurs et les ouvriers typographes s’improvisent auteurs et utilisent leur propre fonds, puisent dans la tradition orale ou les récits apocryphes. C’est ainsi que l’on trouve au catalogue Juif errant, Noëls, Jargon de l’argot, Bonhomme Misère, Vie de saint Claude, Malice des femmes, Misère des domestiques, Sermons et consolation de cocus… Au XIXe siècle, la Bibliothèque bleue n’est plus seule à proposer des rééditions d’œuvres, et on l’accuse d’être dangereuse et de fomenter les révolutions. Mais il n’y aura même pas à interdire sa publication, car le développement industriel et les progrès de l’alphabétisation provoqueront le déclin de cette littérature.
La réglementation sur la littérature de colportage : Le colportage de livres, qui touchait à partir du XVIIe siècle non seulement une clientèle paysanne, mais aussi une bourgeoisie de province, fut très vite réglementé. La littérature de colportage représentait en effet un danger à la fois pour les autorités, en propageant des textes subversifs, et pour le privilège corporatiste des libraires. Une loi de 1628 réserve d’ailleurs le colportage de livres aux anciens imprimeurs, aux libraires et aux relieurs dans l’impossibilité d’exercer leur métier. La Révolution libéra d’abord le colportage de ses entraves, mais le décret du 29 mars 1793 prévoyait des peines sévères contre les colporteurs, les auteurs et les éditeurs d’écrits incitant à la dissolution de la Convention nationale. Sous la Restauration, puis pendant la monarchie de Juillet et au cours du Second Empire, les colporteurs dont le fonds n’était plus seulement constitué de livres de religion, de vies des saints ou de manuels de civilité "puérile et honnête" firent l’objet d’une surveillance accrue. Une loi de 1833 créa une commission chargée d’écarter tous les livres injurieux pour l’Église, contraires aux bonnes mœurs, ou présentant un caractère polémique à l’égard du régime et de ses représentants. À partir de 1852, les colporteurs sont tenus à l’estampillage des livres par la préfecture. Dans les dix millions d’exemplaires vendus à travers la France dominent alors les œuvres sentimentales préromantiques (Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre), les romans de Mme Cottin (Élisabeth ou les Exilés de Sibérie), les aventures mélodramatiques de Ducray-Duminil (Victor ou l’Enfant de la forêt, Lolotte et Fanfan), aux côtés des valeurs sûres de la Bibliothèque bleue, comme l’Histoire de Robert le Diable ou les Contes de Perrault.
Avec l’implantation jusque dans les moindres bourgades de commerçants qui vendaient également des livres, la littérature de colportage commença à disparaître. Elle a toutefois survécu jusque dans les années 1930 dans quelques zones rurales particulièrement difficiles d’accès.

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