vendredi 11 septembre 2009

Dan Graham, ARCADIA

Ce texte est un script pour un film qui sera à la fois un récit de science-fiction et un documentaire éducatif à propos de la relation de la cité moderne à Arcadie. Il s'agira d'une allégorie de la relation de la cité à son "autre", une lecture commençant avec l'abbé Laugier et Jean-Jacques Rousseau en passant par les "arcadies" hippies des années 60 (un rêve à peine achevé et déjà presque complétement oublié, mythique et inaccessible).

La scène se passe quelque part sur la terre, dans un futur indéterminé, dans un cadre proche des représentations de l'Arcadie néoclassique du peintre Nicolas Poussin mais aussi des descriptions de James Fenimor Cooper, typique de la première époque américaine. Ainsi un groupe de "hippies" néoclassiques vivent ensemble comme des bergers éternellement jeunes. Ils se modèlent sur les idéaux et la culture des hippies des origines, ceux des années 1960. A la différence des hippies, ce sont des Apollon, sans mode de vie dionysiaque apparent. Ce sont des utopiste, des artistes folks. Ils reproduisent les vieilles danses hippies et vouent leurs études à la communication, ainsi qu'à des expériences écologiques et archéologiques. Ils sont à la recherche d'un Equilibre entre l'Homme et la Nature et se considèrent comme responsables de l'intendance de la Terre. La relation de ces néo-hippies à la Culture hippie originale est similaire à la relation des néoclassiques français aux grecs anciens.

Ils vivent dans une réserve qui contient des restes d'une série de "parcs à thème". Ces adolescents philosophes enquêtent sur leur passé en explorant les ruines de pavillons à la Disneyland, réactivant leurs écrans vidéo et les multiples diaporamas qui diffusent des images animées d'architectures du passé superposées aux images vidéo d'un genre de parc à thème. Une voix programmées s'élève par dessus ce dispositif visuel et propose une lecture didactique de tout ce matériel historique. Le parc sera représenté par une animation en 3D. Il emprunte son modèle éducatif au parc de la Villette à Paris avec sa Géode, cette sphère de miroirs, et son Musée des Sciences et de l'Industrie, mais la partie des jeux du parc est plutôt modelée selon les principes de Rem Koolhas et non pas selon ceux de Bernard Tschumi. Voici pour l'aspect documentaire éducatif du projet. une source cruciale d'information pour cette mémoire historique est un ensemble de disques de hits du passé. Les chansons sont légèrement différentes de celles de notre présent car ce film propose une autre réalité. Par exemple, Marianne Faithful pourrait être la chanteuse des Rolling Stones et connaître la même carrière que Jim Morrison et les Doors.

Les néo-hippies découvrent qu'ils sont sous surveillance vidéo. Lors d'une fouille archéologique, il trouvent des indices sur leur situation réelle. Ce sont des cobayes privilégiés : après une vaste guerre nucléaire, la population mondiale relogée dans des cités sous la surface de la terre. Ils furent enfermés là, même bien après que la guerre fut finie et que la surface de la terre fut recouverte de forets un retour à la normale dont une élite aristocratique su profiter en prenant soin de diffuser de fausses informations télévisées sur les conditions de vie sur terre afin d'empêcher la population d'émerger du sous-sol. C'était intéressé, mais cela trouvait aussi une justification morale : si les masses remontaient, la surpopulation détruirait l'équilibre écologique précaire et pourrait provoquer une autre guerre catastrophique. Les néo-hippies étaient donc sans doutes les enfants de ces classes dirigeantes, envoyés dans cette nature préservée comme dans des tours d'ivoire, pour apprendre à gérer le dilemme insoluble de leur parents de la relation de l'homme à la terre. L'endroit où se trouvent les parents est obscur. Ils peuvent être morts ou partis pour un autre planète... La découverte de l'existence des masses opprimées sous la terre suscite chez les néo-hippies des questions quant aux utopies qu'ils ont développées au contact des pavillons du parc à thème . Ils sont pétris de culpabilité. Certains sombrent dans des rituels décadents, des jeux inspirés des peintures de Watteau et de Warhol. Leur culpabilité est équivalente à celle éprouvée par les hippies des années 60 lorsque la guerre du Vietnam fut terminée et qu'ils réalisèrent que leur propre plaisir obsessionnel était aux dépens de ceux qui étaient partis au "Nam" et qui n'en revinrent jamais ou furent anéantis par leurs expériences. Comme dans la peinture de Poussin, lorsque les jeunes Bergers d'Arcadie découvrent sur une tombe l'inscription : "Et in Arcadia Ego" qui dit, "Nous aussi, vécûmes en Arcadie", la mort fait alors son entrée dans l'Arcadie néo-hippie. Ils vivent désormais dans un cimetière. Et bien qu'ils aient été programmés pour croire qu'ils sont humains, ces néo-hippies comprennent d'après certains signes qu'ils sont en fait les sujets d'une expérience menée par une société scientifique qui leur serait contemporaine ou à peine plus récente. Ils ne vieillissent pas et ont été probablement "gelés" dans leur développement pour échapper à la peste et aux maladies provoquées par la guerre nucléaire ou venues des cités souterraines opprimées. Le parc dans lequel ils vivent est à la fois "Strawberry Fields" et "Elysian Fields", un modèle inspiré de la conception de la "Nature" selon Laugier et de celle de "l'Homme Naturel" selon Rousseau, qui sont eux-mêmes des contre-modèles des premières cités bourgeoises. Des "Elysian Fields" similaires étaient construits sous la forme de jardins dans des cimetières. Les premiers urbanistes des cités bourgeoises, avec leur compréhension des maladies et leur nouvelles mesures d'hygiène, firent déplacer les cimetières des églises intra muros à l'extérieur des villes. Ces jardins des cimetières étaient paysagés pour suggérer un paradis, un "Elysian Field". Les gens visitaient ces sortes de parcs pour communier à la fois avec la nature et avec l'esprit des défunts chéris. Le cimetière en Arcadie était une utopie. L'architecture dans laquelle les néo-hippies vivent est constituée de "huttes primitives" dont l'existence réveille le rêve de Rousseau d'un retour à la nature et aux formes élémentaires grecques dans un état non corrompu, un rêve énoncé comme une critique de la cité polluée. Les idéaux portés par ces néo-hippies rappellent aussi ceux des premières communautés utopistes implantées en Amérique et la croyance que l'Amérique était un nouvel Eden ; que l'homme pourrait tout recommencer, qu'il pourrait faire là l'expérience de la tabula rasa, un idéal expérimenté par les Shakers, les Mormons et d'autres.

Dan Graham, "Arcadia", in The Silent Baroque, curated by Christian Leigh, Ed. Galerie Thaddaeus Ropac, Salzburg, Autriche, 1989, p.64 (traduit de l'américain par Emilie Renard)

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